Texte de Emilie Bouvard pour l'exposition "Après tout rien" / Galerie de Roussan, Paris
Mars 2012
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J’ai arpenté les limbes, perdu le sol, voyagé en esprit.

When ? Where ? Well ?
Le départ est simple : une escadrille de ballons qui transportent des maisons. J’ai quitté une terre bucolique mais figée, une nature devenue décors de gravure, et envahie par une eau noire et stagnante, profonde, et qui menaçait cet univers déjà un peu mort. Bref, une question de survie et avec les moyens du bord : des engins préscientifiques, non technologiques, datant apparemment d’un autre temps, lestés de nos maisons, qui semblent trop lourdes pour ces masses d’air en suspension. C’est dans cette cabane volante, un peu bricolée, comme celle de mes compagnons, que je suis monté vers le ciel.

No signal, More no signal, Escape
J’ai quitté par ces mini-zeppelins un univers stérile, un hiver médiatique. Mon paysage visuel s’était réduit à une neige télévisuelle dont il devenait vain de tenter d’assembler les pièces en d’infinis puzzles, et d’en masquer le vide central. J’avais l’impression d’être tué à petit feu, d’être pris par cette angoisse qui empêche de prendre son envol et de sortir de l’engluement présent. Corde trop rigide pour se hisser, pas plus que pour se pendre, échelle molle qui n’offre aucune prise aux poings et aux pieds, et qui risque de s’affaisser sous le poids du prisonnier et de l’entraîner dans un puits (well), sans vie ni fond. Voilà le monde d’ici bas que je quitte, je n’ai plus rien à y faire : When ? Where ? Well, so what ?… On verra bien ce que réserve l’ailleurs. Je pars.

A far l'amore comincia tu, und tanze Samba mit mir, le Cyclope
Le territoire où j’accoste est minéral et glacial, mais frais, pur et exigeant. C’est un Autre Monde un peu lunaire, géométrique, et les arêtes nettes des objets signifient que pour le voyageur, il n’est plus temps de tergiverser et d’éluder les questions. L’informe neige médiatique et le cliché sont remplacés par une exigence spirituelle et formelle. Le seuil de ce nouveau territoire est gardé par deux gardiens, deux Sphinges. Il faut d’abord traverser une première porte qui n’est que reflet et passer de l’autre côté du miroir. Les poignées de cette porte-miroir sont celles d’un cercueil, et je me vois droit, debout, vif, empoignant la mort et l’affrontant dans une sorte de danse macabre, une Samba frissonnante. L’épreuve consiste à pousser cette porte, à affronter son reflet sans se laisser séduire par le baiser de la mort (Mors osculi), à être capable d’envisager sa fin sans s’y abymer et laisser mon corps pourrir dans le cercueil virtuel et imaginaire qu’esquissent les poignées. Je passe.
Le second gardien est un Cyclope. C’est un rocher de granit en forme de polyèdre. Il me fait penser à celui qui accompagne la Mélancolie dans la gravure de Dürer. J’ai risqué mon corps, c’est le tour de l’âme. La lucidité et la dépression vont de paire, l’exigence intellectuelle peut figer l’esprit. Car l’étude rigoureuse et l’exigence aventureuse de l’ailleurs comportent un risque, celui de la perte des illusions, et de l’humeur noire. Curieux dans mon exploration et risque-tout, je me penche pour regarder à-travers l’œilleton. Je suis alors renvoyé à mon propre vide, à ma noirceur interne – vertige devant une âme sans fond. Je tiens bon, et repars.

Je suis accueilli par une banderole de verre, sorte de panneau de signalisation de l’Autre Monde. Elle dit : la menace ne venait pas du ciel. C’est la devise de ce monde ci. Je suis surpris de ce paradoxe : je croyais que j’allais trouver dans ce ciel et cet ailleurs la solution à la stérilité de la terre et du monde d’où je viens. Mais cette phrase dit que le danger ne vient pas d’ailleurs, pas plus que la solution. La menace est interne. La maxime énonce que nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes et que cette illusion de transparence est le danger, et un obstacle à égratigner au poinçon d’un esprit lucide. Ce voyage est donc aussi intérieur, c’est clair ; c’est la clef pour habiter vraiment le monde d’où je viens et le réanimer.

Ils restèrent longtemps là à se demander ce que cela signifiait exactement de posséder un monde.
J’ai compris maintenant que le monde dans lequel je suis entré ne fonctionne qu’avec celui d’ici bas. Il est son fond, son reflet, son essence, il en est proche, mais épuré : « objects in mirror are closer than they appear », me disent les lettres inversées d’un nouveau miroir, plus loin. Passe de l’autre côté, regarde toi toi-même et le monde se refléter et ils t’apparaîtront dans leur vérité : je suis passé de l’autre côté. C’est dans ce décalage, dans cet envers du miroir que peut grandir la réflexion dans toute sa gravité. Tout devient plus clair et plus proche, j’ai l’impression étrange d’une perception plus fine et aiguisée. Il faut se risquer dans l’autre monde, risquer de quitter une vie faite d’illusions, pour pouvoir revenir dans ce monde-ci et le posséder vraiment.
Il faut donc maintenant redescendre, retourner sur terre, mourir à ce monde ci pour renaître à l’autre. Je crie à mes compagnons : « la planète entière est à nous les gars ! la planète entière… », la planète Terre j’entends, et le grave sur une pierre tombale de granit, en manière de défi provocateur et de trace à laisser dans les limbes pour les prochains voyageurs, pour qu’ils puissent eux aussi voyager dans ce monde et ses écritures, et comprennent qu’à la fin du voyage, il faut redescendre. Il serait dangereux d’y rester pour un pique-nique d’un milliard d’années. Les espaces transitionnels sont des espaces à traverser et non à habiter.

L’Horloge, Verbatim
Je suis maintenant revenu. Je ne sais pas combien de temps j’ai voyagé dans cet Autre Monde : quand l’espace devient étrange, le temps s’abroge, et le temps intérieur est difficilement mesurable mathématiquement. De toute façon, à mon retour, l’Horloge avait perdu ses aiguilles, et fait table rase, pour un nouveau départ.
C’est difficile de réincarner un corps, de ne plus s’enfoncer dans les neiges stériles et les eaux stagnantes, de cultiver d’autres terres, de construire d’autres choses, d’agir. Je suis un peu comme ce Christ filaire, flottant, passé par l’Autre Monde, en voie de réincarnation dans un corps nécessaire. Je pends un peu sur une croix disparue, mais plein d’espérance.

Emilie Bouvard

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"I have paced up and down in limbo, lost the ground and travelled in mind".

When ? Where ? Well ?
The start is simple : a squadron of airships carrying houses. I left the bucolic, but fixed land, a nature becoming engraved landscapes and filled with deep black and stagnant water, which threatened this almost dead world. Anyway, a question of survival with the resources we have got: pre-scientific but not high tech objects, aged from another time, ballasted by our houses that seemed too heavy for those airborne masses. It is in this fiddled flying shed, like my fel- lows’, that I got to the sky. (...)"

No signal, More no signal, Escape
I left this sterile world by theses mini-zeppelins, a media winter. My visual landscape was reduced to a TV snow where it became useless to put the pieces together into infinite puzzles and to mask the central emptiness. I was feeling death slowly, for fear of leaving the nest to get out of the present bog. The rope is too rigid to haul up or hang yourself, however the scale is too soft to have any handholds that risks to fail under the weight of the prisoner and drag him into a well with no life and no bottom. Here is the world I am leaving, I have nothing to do there: When? Where? Well? So what? .... We will what the future holds. I am leaving.

A far l'amore comincia tu, und tanze Samba mit mir, le Cyclope
I come alongside a mineral and icy country but fresh, pure and demanding. It is Another world, lunar and geometric where the sharp edges of the objects mean that for the traveller there is no time to hesitate and avoid questions. The shapeless snow and the picture are replaced by a spiritual and formal demand. Two guards, two Sphinxes, keep the border of its new territory. First, we need to cross a door that is only a reflection and go through the mirror. The handles of this door-mirror are coffin’s, I see myself standing, living, grabbing death, facing it in a danse macabre, a quivering Samba. The test consists of pushing the door, facing my own reflection without letting myself appeal by the kiss of death (Mors osculi), to be able to face its own end without getting caught and letting my body rot in this virtual coffin. I pass.
The second guard is a Cyclops. It is polyhedron granite roc. It reminds me of the one in Melancholia, engraving of Dürer. I have risked my body, now it is time for the soul. Lucidity is related to depression, intellectual demand may freeze the mind. Because the rigorous study and adventurous demand of elsewhere include a risk: the loss of illusions and the black mood. As I am curious, I lean to watch through the peephole. It is reflecting my own emptiness, my internal blackness – vertigo in front of a soul without bottom. I hold on and leave.

A glass banner, sort of sign of the Other World, welcomes me. It says: The threat did not come from the sky. It is the motto. This paradox actually surprises me: I thought I would find (in this sky) the solution of the sterility of the earth and the world I came from. But here, it is said that neither danger nor solution come from elsewhere. The threat comes from inside. The maxim says that we are not clear enough with ourselves, therefore the danger is the illusion of transparency and should be erased from our mind. The trip is internal too; it is the key to live in my world.

Ils restèrent longtemps là à se demander ce que cela signifiait exactement de posséder un monde.
I got it now! The world I entered into is related with the one from down below. It is its bottom, its own reflection, its core, they are close, but the Other one is pure. Then, in the mirror, a sentence appears « Objects in mirror are closer than they appear ». Go through the other side, look at yourself and see the world reflecting itself. They would tell you the truth. I went to the other side of the mirror.
It is in the other side of the mirror that thoughts can get deeper. Everything is clearer and closer; I have the strange feeling of being more receptive. We have to take the risk to go to the Other world and leave a life full of illusions in order to come back and possess the world we live in.
We have to leave now, die in this world to be reborn in the other. I yelled at my fellows: “The planet is ours, guys! The entire planet,” I mean the planet Earth and engrave it on a granite stele. Sort of provocative challenge, marks left in the limbo for the next travellers in order to invite them to explore this world and its Scriptures and make them understand that at the end of the road, they need to come back. It would be dangerous to stay for a picnic of one billion years. Transitional spaces are spaces to pass through but not for living.

L’Horloge, Verbatim
I am back now. I don’t know how much time I spent in the Other World. When the space get weird, time stops and internal time is difficult to measure scientifically. Anyway, when I was back, the clock has lost its hands to start on new basis.
It is difficult to be reincarnated in a body and not sink in the sterile snow and stagnant waters, raise others lands and build new things. I am like Christ floating, back from the Other World, on the way to reincarnation in a useful body. I am hanging from a cross full of hope.

Emilie Bouvard
Traduction Galerie de Roussan