Jeux de leurres
Texte de Cédric Schönwald sur l'exposition "Specimen"(2011)
Hôpital Vauclaire, Montpon-Ménestérol, dans le cadre des "Résidences de l'Art en Dordogne"
Association Zap'art / Agence Culturelle Départementale Dordogne-Périgord




Jeux de leurres
A propos de quelques œuvres de Sébastien Bourg et Sandra Aubry

L’art procède depuis ses origines de jeux de représentation. Plus exactement, il est loisible de penser que les jeux de représentation (qu’ils soient ou non qualifiés a posteriori d’ « Art ») ont toujours procédé d’un certain art, c’est-à-dire d’une combinaison de concept et d’artefact. Revenons un instant aux célèbres mains soufflées il y a plus de 30.000 ans par les premiers homo sapiens dans les grottes de Chauvet et de Cosquer. Ces mains dessinées en négatif au pochoir (projection avec la bouche de pigment rouge sur la main de façon à en marquer les contours) ont l’étonnante particularité de représenter une main tout en présentant l’individu qui la représente. En effet, la main ainsi dessinée symbolise toutes les mains et l’on peut ensuite par extrapolation imaginer que ce symbole initial valut lui-même pour d’autres symbolisations (par exemple, la main valant pour l’être humain en général, comme ce qui lui aura justement permis de se singulariser d’autres espèces en tentant de représenter le monde dans lequel il vit). Mais cette même main, outre ces potentiels systèmes symboliques, se fait également indice d’une présence unique, trace concrète d’un individu précis. La valeur indicielle, testimoniale de cette main-là, de cette main inscrite comme une photographie dans l’ici et le maintenant de son possesseur complique considérablement ce qui nous est donné à voir. Nous nous retrouvons piégés entre une représentation qui aspire à l’universel et une présentation qui ramène au singulier. D’apparence simple, le système de représentation constitué par cette main si lointaine, nous apparaît finalement très proche par sa sophistication conceptuelle.

Les œuvres réunies par Sandra Aubry et Sébastien Bourg pour l’exposition Spécimen sont également des jeux de représentation dissimulant souvent leur complexité conceptuelle derrière une apparence faussement simple. Et puisqu’un « spécimen » est un individu représentatif de son espèce, nous ne serons pas étonnés d’y retrouver des œuvres tendues entre une assignation à l’expression de soi et une obligation d’être-là pour autre chose que soi, de finir même par tenter de renvoyer à tout sauf à soi. Cette double injonction paradoxale, ce double bind, nos deux artistes l’imposent, non pas à des individus, mais aux objets qu’ils conçoivent.

Dès lors, il paraît pour le moins logique que Sébastien Bourg et Sandra Aubry aient fait de l’astérisque la star de leur répertoire de formes. Alors, l’astérisque, simple étoile ? Pas si simple… Ce symbole, non seulement représente, mais il représente la représentation !(1) L’astérisque, par définition, renvoie à autre chose qu’elle-même, elle invite un référent distant dans le contexte où elle est située. L’astérisque fait seuil, elle permet au dehors de s’engouffrer dans un contexte. Cette noble action est permise par l’effet d’une légende qui livre au lecteur une règle d’équivalence. Par convention, le symbole est alors délivré du triste sort de ne symboliser que lui-même, c’est-à-dire (en l’occurrence) de ne symboliser « que » la symbolisation. Seulement, si ce représentant est coupé de tout référent et si, de surcroît, ce signe se voit lourdement incarné dans la matière, il est rendu idiot en même temps qu’il fait office de représentant universel sans référent fixe ! C’est tout l’intérêt du malicieux traitement que lui réservent les deux artistes. Les pièces qu’ils réalisent à partir du signe astérisque indexent toujours l’exposition qui les accueille à son extériorité, elles viennent perturber l’homogénéité tranquille d’un contexte en commettant la gageure de renvoyer à une hétérogénéité abstraite. Elles incarnent le complexe paradoxe d’un parasitage indéterminé opéré par un signe qui prétend d’autant plus s’effacer qu’il s’impose. Ces totems d’une possible croyance représentationnelle agissent en quelque sorte comme de salutaires leurres.

(1) Si on veut la cantonner à son genre, l’astérisque est le spécimen parfait de tous les appels de note.



Car il nous faut en venir à un autre effet de l’indexation de l’exposition au réel. Sandra Aubry et Sébastien Bourg ont élaboré Spécimen en bonne intelligence avec le toujours sensible contexte que constitue le milieu hospitalier. Quand les artistes sont invités à l’hôpital et dès lors qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’ « art-thérapie », il peut leur arriver de préférer clarifier les bornes de leur intervention en évitant d’assigner à l’art un rôle, en évitant de leurrer. Cependant, Sébastien Bourg et Sandra Aubry nous proposent pour ce faire d’ériger le leurre en principe actif de leur intervention, mais en principe actif explicite. Et l’on bute sur un nouveau paradoxe : disséminer dans l’espace des pièges perceptifs tout en thématisant le leurre. Façon très post-brechtienne de livrer l’art au visiteur sous la forme d’un kit critique : la représentation contient une mise à distance de la représentation ; le spectacle, l’illusion sont donnés et désignés en même temps. Autrement dit, « méfiez-vous, ceci est de l’art » ! D’un point de vue structurel, le fait de situer la plupart des items de l’exposition sur une scène vient clairement caractériser cet effet de désignation, cette volonté de présenter des leurres et de présenter l’art-comme-leurre de façon désacralisée. Ici l’art-leurre ne cache pourtant pas son appartenance au spectacle, il s’annonce en tant que leurre. Par conséquent, l’art de Sandra Aubry et Sébastien Bourg participe d’une forme d’illusion désenchantée, de tromperie trop honnête pour ne pas prévenir. Ainsi, Le Cyclope (2011), polyèdre de granit noir juché sur son socle blanc se donne-t-il d’emblée comme une présence douteuse, par trop aguicheuse. Et si l’œilleton par lequel il attire irrésistiblement l’œil est bien un judas, y coller l’œil révèle cette fois qu’il n’y a pas d’ailleurs, qu’il n’y a rien à glaner de ce qui se donne comme une promesse bien trop ostentatoire.

Hormis cette œuvre qui peut fonctionner comme un véritable piège, la plupart des œuvres de Spécimen préviennent du piège bien plus qu’elles ne le tendent. Objects in mirror are closer than they appear (2011) déjoue dès son titre les effets d’une possible erreur de perception. Méfiez-vous de cette œuvre (méfiez-vous de l’art) elle vous présente une réalité biaisée… Pour plus d’efficace, son titre s’inscrit à même le miroir dont il désigne ainsi les effets secondaires. L’œuvre est alors l’illusion (l’un des ressorts majeurs de l’art tout au long de son histoire) et sa contradiction même. Le leurre et l’antidote sont encore thématisés dans l’une des œuvres liminales de l’exposition, de ces œuvres par lesquelles les artistes préviennent que l’espace objectivement dédié à l’exposition, la scène, est un lieu de dupe dont les représentations sont à considérer avec précaution. Il s’agit de Medication valse under drugs (2011) bande sonore de vingt minutes dont il est dit qu’elle restitue tout en la ralentissant la musique déjà trop apaisante des scènes de distribution de médicaments du film de Vol au-dessus d’un nid de coucou (2). De nouveau une représentation nous est livrée en tant qu’elle exemplifie (et par conséquent en tant qu’elle met à distance) un leurre. Mais le trop apaisant pour être honnête, ralenti, décomposé, expose à l’auditeur sa vérité inquiétante. Si dans le film, la jolie valse de Jack Nitzsche est là pour faire passer la pilule, par analogie, dans l’hôpital, l’art se donne sans doute avec Sandra Aubry et Sébastien Bourg la double mission de distribuer des pilules et d’empêcher qu’on ne les avale…

(2) Milos Forman, One Flew Over the Cuckoo's Nest, 1975.



Cédric Schönwald (2012)

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